Il est toujours attendrissant de pouvoir observer discrètement la chevrette venir allaiter son faon dans les hautes herbes de mai. Il est d'autant plus insupportable de vivre en direct les conséquences de la fauche précoce des prés pour parvenir à trois fenaisons par an.
Souvenir d'une bien triste soirée.
Pour espérer développer le petit gibier en plaine, pression de chasse réduite voire nulle actuellement, aménagements de couverts, agrainage hivernal prolongé et lutte intensive contre les prédateurs forment depuis toujours les devoirs de base du gestionnaire de chasse. Chaque mois de l'année apporte ainsi son lot d'actions spécifiques.
Mai-juin représentent toujours pour nous une période intensive de lutte contre la prolifération des renards (voir l'article "24 h chrono" ). C'est maintenant qu'ils font le plus de mal à l'ensemble de la faune sauvage; c'est encore l'opportunité de trouver un biotope favorable aux affuts, si on n'a pas eu la chance de les trouver dans les terriers.
J'en suis à ma vingtième sortie pour un tir réussi et d'innombrables rencontres remportées systématiquement par goupil. Alors, à la fois pour conjurer le sort et changer de secteur, je décide ce soir d'occuper pour la première fois de la saison un poste dans les prés où depuis huit jours les appâts sont régulièrement pris. Ce choix me paraît d'autant plus judicieux que la veille l'agriculteur avait déjà fait aux alentours une fauche précoce de 5 prés. De loin, j'avais ainsi pu l'observer encore tard dans la soirée, coucher à vive allure les herbes pas encore très denses, mais aussi le voir coucher sous la faucheuse. Je connais trop la signification de ce type de situation pour ne pas éprouver déjà un frisson de dégoût et de rage contenue...Mais sans y croire vraiment compte tenu de la faible hauteur de l'herbe.
Au poste
Le contrôle et l'approvisionnement en appâts frais de tous les postes terminés, je m'installe paisiblement sur mon échelle. Il est 20h30, parfait. En attendant la venue du « rouquin », il ne me reste plus qu'à compter les chevreuils et lièvres, voir si le jeune six de l'année dernière est resté en vie ou si comme très souvent les battues de l'hiver l'ont déjà emporté avant l'âge de la récolte, comme chaque année. Au fil de l'arrivée de la tombée de la nuit, les scènes qui transforment l'observation en émotions se succèdent. Un vanneau avec son petit, ils étaient encore à trois il y a une semaine, un jeune lièvre, le vol inédit d'un couple d'oies, mais une seule chevrette seulement. Puis un bruit sur ma gauche, avec une deuxième chevrette sautant par dessus le fossé, attire mon attention. Très vite son comportement prudent et craintif laisse à penser qu'elle va chercher son faon.
Images poignantes
Mais pendant longtemps rien ne se passe, si ce n'est des aller et retour entre les hautes herbes et le pré fauché. Puis retentit à une trentaine de mètres ce fameux piaou que nous cherchons tant à reproduire en période du rut. A nouveau la chevrette revient en courant, baisse la tête et oh bonheur, je finis cette fois par distinguer le petit entre ses pattes. Il n'a donc pas été fauché comme me l'avait fait croire la manœuvre observée l'avant veille. Mais la chevrette quitte à nouveau le refuge du faon qui cette fois la suit. Comme un nouveau né, il titube, fait quelques pas, tombe, reste couché, se relève alors que la distance entre la mère et son petit s'agrandit. Elle a beau se retourner, il ne parvient pas à la suivre. Quelques fip de détresse n'y changeront rien, si ce n'est d'accroître encore plus ma tristesse devant le spectacle de ce « petit bout » amputé du sabot d'une patte arrière. Peut-il s'en sortir, certainement pas avec les renards, habitués à être servis par les lames des faucheuses. Péniblement, le faon regagne son nid et la nuit tombe vite. Je délaisse donc à grande peine l'observation de la chevrette pour me concentrer sur la place d'appât du renard.
Alors qu'il est l'heure de quitter l'échelle, à nouveau fanny, le bruit soudain d'une course folle dans les herbes, un cri déchirant du faon et une charge de la chevrette venue de nulle part à grands renforts d'aboiement pour mettre fin au corps à corps. La charge porte ses fruits, le renard se sauve à vive allure à travers le pré fauché. A la violence de l'attaque répond déjà le silence de la nuit.
Réflexions
Dur d'accepter la cruauté du monde animal, quand elle est provoquée par l'homme et non par la loi de la nature.
Faucher dorénavant des prés à partir du 15 mai, soit un mois avant la maturité des herbages est justifié sans doute du point de vue agricole par les impératifs de l'agriculture moderne en charge de nous nourrir. Mais quid de l'impact, des « effets colatéraux » ?
Sacrifier sur l'autel du rendement et de l'évolution des techniques d'affouragement, une partie de la faune sauvage et en particulier les faons est elle à ce point devenue « chose » secondaire ? Pour sûr, d'autant plus que peu de monde voit, sait, ne se préoccupe des conséquences.
Qu'on ne me dise pas qu'en cette période de l'année il n'est plus possible du haut de son tracteur de voir un faon couché dans son nid. Il suffit d'un peu de sensibilité et de bonne volonté pour ajuster la vitesse de fauche à son temps de réaction, de vouloir descendre de son tracteur dans le doute. « Là où il y a une volonté, il y a un chemin ». Mais celui que nous prenons mène au mur sous couvert d'indifférence et de modernité.
Sur nos lots, le plan de chasse est chaque année fait par les faucheuses. Avec la fauche avancée, le désert cynégétique sera encore plus vite en marche. Plus un levraut, plus un faon ne survivront dans les biotopes de prés si la recherche de trois fenaisons s'intensifie, alors que l'effet bénéfique sur le taux de reproduction d'une fauche tardive est incontestable. C'est vérifié les années où la météo retarde les travaux de fauche, avec des chevrettes en âge de reproduction accompagnées systématiquement d'un ou plusieurs faons.
Donnant-donnant
Contrairement aux dégâts de gibiers tant décriés par le monde agricole et pour lesquels au moindre boutis ou vermillis de sangliers dans un pré les estimateurs sont sur place, les pertes en gibiers provoquées par les modes d'exploitation sont invisibles et donc non quantifiés. Pourtant la perte est significative pour le chasseur. Quinze à vingt faons fauchés multipliés par 12 kgs et 6 €, cela en fait des dégâts compensatoires de sangliers, levrauts et nichées exclus. Mais chut les chasseurs, surtout pas un mot, une contrariété, le consensus ou "la paix sociale" avant tout.
Une relation harmonieuse est faite d'équilibre. Avec l'industrialisation de l'agriculture et l'accentuation de la pression humaine sur nos campagnes, sous toutes les formes connues, la faune sauvage n'a plus sa place vitale, et donc le chasseur-gestionnaire non plus. Il est juste là pour surveiller-sécuriser la croissance des récoltes, observer les perturbations des promeneurs et se faire mal voir en cas d'observations mal perçues ou d'actions de chasse, de régulation des nuisibles, et surtout payer pour assumer toutes ces charges et contraintes.
Il est des soirs où il n'y a plus de quoi être fier d'être un homme* (cf citation) ou un utopiste pour persister à vouloir défendre l'indéfendable : la cause animale sauvage par la chasse. En tout cas, l'image finale en descendant de l'échelle restera à jamais gravé dans ma tête, celle de la chevrette couvant-léchant son faon allongé au bord des hautes herbes avec dans les oreilles le son du piaou allant en s'affaiblissant. Sale soirée.
On a demandé au Dalaï-Lama ...
"Qu'est-ce qui vous surprend le plus dans l'humanité ?"
"Les hommes ... ils perdent la santé pour accumuler de l'argent, ensuite ils perdent de l'argent pour retrouver la santé ... et à penser anxieusement au futur, ils en oublient le présent, de telle sorte qu'ils finissent par non vivre, ni le présent ni le futur. Ils vivent comme s'ils n'allaient jamais mourir, et meurent comme s'ils n'avaient jamais vécu".