Chacun de nous a sa perception individuelle de référence pour dire d'une journée qu'elle est splendide ou non. Aujourd'hui, elle est belle pour beaucoup d'entre nous parce que le ciel est bleu, l'air froid, le soleil lumineux avec des rayons plats baignant un sol de février légèrement gelé. Une image d'Epinal, d'hiver invitant à la ballade dans une campagne en attente d'éveil. Pour moi elle est une invitation à ouvrir la boîte des souvenirs heureux, à revenir sur des journées de chasse que nos jeunes n'auront vraisemblablement plus jamais l'occasion de connaître, surtout de vivre.
Ce retour proustien à un passé bien lointain enfoui quelque part entre le cœur et le ventre et ressuscité par la seule perception d'un paysage hivernal fait mal, remplit de nostalgie tout simplement parce que reviennent des images heureuses de proches perdus depuis trop longtemps et sortent des scènes d'un autre temps, celui où il ne comptait pas, celui dicté par le seul rythme circadien.
De mi-août à mi-janvier, le personnel du Comte de Beaumont, qu'il soit garde ou domestique était week-end après week-end sur la brèche pour faire honneur à la réputation du domaine à travers ses invités du monde entier. Une fois le 15 janvier passé, clôturé sur le territoire de forêt rhénane en terres allemandes de la commune alsacienne de Rhinau par la seule battue de sangliers de la saison, les territoires étant entièrement voués au petit gibier et aux canards, un retour à la vie normale revenait sur fond de décompression à Diebolsheim. Pour autant, les campagnes alentours des deux côtés des rives du Rhin et deux de ses gibiers n'allaient pas encore connaître un retour absolu à la quiétud. Commençaient alors sous la direction du Chef le tir sélectif des chevreuils, uniquement les chevrillards femelles ou chétifs et les vieilles chevrettes pour ramener à l'équilibre le ratio mâles/femelles et la chasse aux lapins pour éviter les grognements, pour le principe, chers à tout bon agriculteur. C'est vers ce dernier mode de chasse que la belle journée hivernale d'aujourd'hui me fait revenir.
Qu'ils s'appelaient Robert(s), Hubertus, Xavier, Giedemann, Jules ou Fritz, tous commençaient à réunir des centaines de feuilles de journaux pour le jour venu disposer de suffisamment de papier pour occulter la veille de "leur chasse" les bouches de terriers des lapins. C'est que, lorsque le soir venu, les lapins pour sortir devaient repousser les boules de journaux, une frayeur interrogative ne manquait pas de se mettre dans leur cerveau, au point de les pousser à rester dehors plutôt que de regagner rassasié aux aurores leurs abris sous terre. En dehors des plus téméraires le matin ou des plus craintifs à sortir le soir, la majorité des lapins restaient couchés dans les herbes hautes des talus des digues du Taubergiessen, dans tout biotope qui pouvait leur donner un sentiment de sécurité et donner du confort. Si la chance procurait en plus ciel bleu, froid sec sans vent avec soleil chauffant d'hiver, des dizaines de lapins sortaient des couverts pour détaler vers cette fois-ci les terriers, sauve qui peut oblige et faisant oublier toute frayeur antérieure. Que vous étiez dans l'équipe des leveurs ou des postés, chacun pouvait à répétition avoir ses chances, soit de succès ou de se faire chambrer.
Et que dire de la pause "rucksac" de midi autour d'un feu rougeoyant, de ses morceaux de "speck" faits maison aux saveurs incomparables perdues aujourd'hui, de la simple sardine étalée sur une tranche de vrai pain artisanal avec un lit de beurre et cette cotelette de porc assaisonnée la veille au sel et au thym et grillée à la baguette de bois ! Que des visages heureux, rayonnants, des yeux pétillants de bonheur simple, que des chasseurs heureux de partager ces moments de vie, sans prises de tête ni soucis et encore moins de sonneries de téléphone.
Qu'il serait bon de pouvoir faire surgir la machine à remonter le temps, celui où le chasseur n'avait à justifier sa raison d'être, où il n'avait à revêtir l'uniforme flamboyant de service pour ne plus faire corps avec son environnement naturel, où les surfaces d'intérêt cynégétique étaient maximales et non minimales voire de plus en plus inexistantes, où la chasse ne s'était pas encore vendue au noir du sanglier, où elle se pratiquait sans des pages de textes dits cynégétiques qui la font mettre le petit doigt au revers du pantalon, où elle avait du poids.
Weidmannsruh.